Youssef Badr, le magistrat au grand coeur

D'une famille modeste aux rangs de l'Ecole Nationale de la Magistrature en passant par le ministère de la Justice, mais qui est donc Youssef Badr ?



Publié le 10/03/2021

Par Lilian Couture et Solène Cahon

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Fils d’immigrés marocains. Issu d’une fratrie de cinq. Une enfance dans le 95. Personne n’imaginait alors Youssef Badr, intégrer la prestigieuse Ecole Nationale de la Magistrature. Personne ne le laissait espérer, monter jusqu’à l’un des plus hauts postes de la fonction publique.


Un parcours peu ordinaire


Alors que la chance n'était pas de son côté, le destin et sa détermination en ont décidé autrement. C’est donc après avoir obtenu son baccalauréat qu’une destinée juridique se dessine devant lui.

Tout commence à Villetaneuse où il débute ses études. Si le droit ne lui parle pas à l’époque, c’est finalement au sein d’un DUT (Diplôme Universitaire de Technologie) carrière juridique qu’il se révéle. Les bonnes notes s’enchainent et ces bons résultats le dopent. Il persévère, toujours à Villetaneuse, avec une licence. Mais les difficultés financières ont raison de lui, se retrouvant contraint d’arrêter pour se consacrer à de petits boulots. Un abandon conforté par l’idée que le parcours n'est qu’un marathon sans fin. C’est à ce moment que sa famille se révèle être sa force, ses grands frères et soeurs croient en lui et le poussent à y retourner.

Il tombe amoureux du droit international privé et poursuit au sein d’un DEA (Diplôme d'Etudes Approfondies) du coté de la Sorbonne. Cette année sera le tournant, il parle même « d’une année charnière ». Un virage qui se résume en une rencontre, celle du professeur Dany Cohen. Il sera l’un des premiers à croire en lui, à louer son raisonnement, sa réflexion et à l’encourager à tenter la magistrature. Après l’obtention de son DEA, il se lance à la conquête de l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM). La première tentative est un échec et reste encore aujourd’hui une blessure tant il « aurait du l’avoir ». Mais il n’était pas prêt mentalement et malgré le travail, le syndrome de l’imposteur le touche. De cette défaite, il se relève, travaille deux fois plus et l’année suivante, victoire !

Par la suite, il passe huit années en tant que procureur de la République. Puis « à sa grande surprise », est contacté par le cabinet de Nicole Belloubet pour devenir porte-parole du ministère de Justice. Aujourd’hui, de retour à l'ENM, il s’occupe des formations des magistrats en exercice.

Entretien : L'espoir encourageant d'un magistrat


Dans cette interview, Youssef Badr nous livre son combat mais aussi ses espoirs et ses encouragements.


Ce parcours n’est-il pas votre revanche contre ceux qui vous ont dit que vous n’y arriverez pas ?


Bien sûr, c’est une vengeance ou plutôt un retour de bâton par rapport à ceux qui n’ont pas cru en moi. Mais c’est aussi, une reconnaissance pour moi, pour ma famille et pour ce que je me suis prouvé à moi même.

J’ai le sentiment, même plus qu’un sentiment honnêtement, qu’il y a une facilité à orienter systématiquement un gamin d’origine modeste ou qui a des parents qui ne parlent pas la langue, qui n’ont pas les codes, vers des études plus courtes. On ne les incite pas à rêver plus grand. Le syndrome de l’imposteur n’est qu’une traduction de ca. Il y a un sentiment réel qu’on ne tire pas tout le monde vers le haut.

Aujourd’hui sans aide, sans quelqu’un derrière pour encourager le jeune à y croire c’est compliqué, c’est juste mission impossible. Si on reprend mon exemple, ma mère ne sait pas le boulot que je fais. Elle sait juste que je suis magistrat mais elle ne sait pas en quoi ca consiste et c’est normal, elle ne parle pas français.


Ces difficultés qui ont été au travers de votre chemin, ont-elles forgé le magistrat que vous êtes devenu ?


Evidemment. Même en tant que magistrat ou procureur dans lequel vous avez le rôle d’autorité poursuivante, le métier m’a appris que vous pouvez changer des trajectoires de vie ou influencer en fonction de votre discours. Il n’y a pas de secret, si vous êtes agressif, si vous les malmener, vous aurez une réaction négative. De la même manière que moi certaines choses m’ont fait du mal. C’est pour ça qu’aujourd’hui, je n’irai jamais dire à un étudiant « tu es nul » car je sais qu’il n’y a pas plus friable que le mental d’un jeune en cours de construction. Donc bien sûr que tout ce que j’ai traversé, y compris le fait d’avoir dû bosser tout le temps, j’y pense quotidiennement. C’est ce qui me permet juste de ne jamais oublier d’où je viens.

Je pense que quand on a vécu certaines choses, cela permet de prendre du recul sur certaines situations. Moi au tribunal, je me suis souvent demander « qu’est ce qui aurait pu faire que je me retrouve à la place de cette personne ? ». Donc on se rend compte que souvent les trajectoires de vie sont presque semblables, que parfois le destin se joue à un cheveu, à une rencontre, un évènement. C’est ça qui est terrifiant.


Est-ce-qu’avec ce vécu, devenir magistrat n’était pas le moyen d’influer sur la vie des gens ?


C’est ce que m’avait dit un professeur, « devenir avocat c’est bien mais si tu veux décider il faut être magistrat ». Et la réponse est très simple, tout est dans cette phrase. C’est vous qui décidez et je savais quel magistrat je voulais être.


Devenir porte-parole du ministère de la Justice était-il le moyen d’exercer une autre forme d’influence ?


C’est compliqué. Mais en arrivant à Vendôme (siège du ministère), j’ai reçu une avalanche de mail, de greffiers, d’étudiants, de citoyens lambdas, … qui me remerciaient en quelque sorte. Ils étaient contents que ce soit moi, ils étaient rassurer de pouvoir se dire que ces fonctions n’étaient pas réserver qu’à une catégorie de personne. C’est à ce moment là qu’on se dit que les gens ont besoin de s’identifier, de se dire si lui il l’a fait, pourquoi pas moi ?


Aujourd’hui, qu’est-ce-que vous diriez aux personnes qui vous ont poussé, encouragé à arriver où vous en êtes ?


Je leur dois tout. J’ai déjeuné avec Dany Cohen récemment et je l’ai encore remercié. Comme toujours, il m’a répondu que si je l’avais eu (l'ENM) c’était grâce à moi. Mais la vérité, c’est que c’est grâce à eux qu'ils le veuillent ou non. Un étudiant, c’est comme un enfant, il a besoin d’être rassuré, d’être forgé, surtout dans un environnement de performance et avec un avenir qui n’a jamais été aussi incertain. Un étudiant il a besoin de quoi ? Bien sur d’un aspect financier mais ce n’est pas le principal. Il a besoin de quelqu’un qui est là quand ca ne va pas, qui est la pour le rassurer. Il a besoin de quelqu’un pour lui poser la question de pourquoi « est-ce-que tu fais ça ? ». Eux, c’est ce qu’ils ont fait avec moi. Ils ont d’abord déconstruit tout ce que je disais, « j’y arrive pas parce que je suis arabe, j’y arrive pas parce que mes parents ne parlent pas français, j’y arrive pas parce que je suis nul ». C’est pareil pour tous les étudiants. Ensuite, ils ont besoin qu’on actionne les leviers sur lesquels ils sont capables de réussir. Bien sûr, s’ils n’y arrivent pas, il faut être capable de leur dire qu’il y a aussi un avenir ailleurs.

Moi aujourd’hui et je l’ai déjà fait des centaines de fois, j’aimerais juste leur dire merci et sans eux je ne l’aurais pas fait, c’est une évidence.

D’ailleurs ca passerai déjà par lever la première barrière, la barrière mentale. A savoir leur dire « les gars vous avez tout, choisissez ce que vous voulez et ensuite mettez vous au boulot »

Est-ce-que aujourd’hui pour vous, c’est important de rendre la pareille à d’autres jeunes ?


Bien sûr. C’est d’une part important par rapport à ce dont moi j’ai bénéficié. Deuxièmement, j’ai toujours été sensible à une certaine égalité des chances et de justice.

Aujourd’hui, moi ça fait 13 ans que j’ai intégré l’ENM et que j’entend parler de cette égalité des chances. Mais la réalité c’est que, si vous "ne cassez pas la porte de l'accès vous même", pour qu’il n’y en ait pas un ou deux, mais des dizaines comme moi. A savoir, des enfants d’origine maghrébine mais aussi des fils de paysans, etc .. ça ne changera pas. Je crois beaucoup à la valeur de l’exemple et pour moi c’est la clé. Puis la vérité, c’est que je le fais aussi parce que ca me fait terriblement plaisir de les voir réussir parce que je sais ce qu’ils vivent. Pour moi, c’était le premier jour du reste de ma vie.


Vous pensez que cette égalité des chance va finir par exister réellement ?


Dans un futur proche, je ne pense pas car ca nécessiterait vraiment un profond changement. Pour moi, tout se joue à la fin du collège où il faut expliquer aux élèves les différentes voies, issues, ce à quoi ils peuvent espérer et les moyens d’y parvenir. Imaginez que moi, et ce n’est pas normal, j’ai découvert l’existence de Sciences Po en cinquième année de droit.

Parfois, plus je me pose la question, plus je me demande si c’est une vraie volonté du système d’être changé. Mais pour moi, la pire des choses serait de faire un concours au rabais. Il faut maintenir la même exigence. Ce qui est intéressant, c’est d’aller chercher ce graal là. Celui qui fait un 100m aux Jeux Olympiques, il n'a pas envie de faire un 80m et d’être champion olympique, le concours c’est pareil. Le problème, c’est que de nombreux jeunes partent de beaucoup trop loin et quand ils se décident à préparer ça, pour certains la marche est trop haute. Elle n’est pas trop haute pour leur cerveau mais le truc à rattraper est beaucoup trop lourd et ils manquent de temps. C’est pour ça que plus on s’y prend en amont, mieux c’est mais je ne sais pas si on prend ce chemin-là. D’ailleurs ca passerai déjà par lever la première barrière, la barrière mentale. A savoir leur dire « les gars vous avez tout, choisissez ce que vous voulez et ensuite mettez vous au boulot ». Quand vous discutez avec un étudiant, la première chose qu’il vous dit c’est « je veux faire ça mais je n'en suis pas capable ».

Pour moi, la plus belle des victoires serait de me retourner dans 30 ans et de me dire que j’ai aidé des milliers d’étudiants à intégrer une grande école. Je pourrais partir en me disant « j’ai fait quelque chose de bien, quelque chose dont je suis fier ». Ca serait rendre la pareille à un magistrat de la cour d’appel qui n'en avait pas besoin et qui allait prendre des cafés avec moi, prenant de son temps pour me dire que j’en étais capable.