Michel Goya à la rencontre du soldat français

Militaire de formation, devenu analyste et conseiller du chef d’Etat major des armées, puis écrivain et chercheur indépendant, il nous explique à quoi ressemblera l’armée de demain, mais qui est donc Michel Goya ?

Publié le 06/08/2022

Par Solène Cahon

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Michel Goya, militaire et spécialiste des sujets d'analyse du combat est souvent sollicité pour apporter son expertise sur les situations de conflit. Découvrez ici un échange sur le futur du soldat français à travers la technologie et l'entrainement, puis une analyse sur l'évolution historique des conflits et ses conséquences pour la population tant à travers le soldat que les civils.

Du terrain à la recherche

Né en 1962 et issu d’un milieu modeste, ce fils d’immigrés espagnols entre dans l’armée en 1983. Il mène d’abord une carrière de sous-officier, avant de passer le concours interne d’officier. Fort de son succès, il devient alors officier dans plusieurs troupes de marine et participe à des opérations extérieures dans les années 90 : Rwanda, Sarajevo, Guyane, Nouvelle Calédonie, Centrafrique, …

Après deux ans en Nouvelle Calédonie, il rentre en France pour tenter et réussir le concours de l’école de guerre. Puis, dans les années qui suivent, Michel Goya entreprend un doctorat d’histoire militaire. C’est alors qu’il fait le premier pas d’un basculement vers une carrière plus « intellectuelle ».

S’ensuivent trois ans d’analyse des conflits et de retour d’expérience, puis deux ans comme conseiller du chef d’état-major des armées. Pendant quatre ans, il dirige un des domaines d’étude de l’institut de recherche stratégique de l’école militaire avant de se consacrer à nouveau au retour d’expérience.


Michel Goya quitte l’armée le 1er janvier 2015 et poursuit depuis une carrière d’écrivain et chercheur indépendant.


D’une carrière militaire classique opérationnelle, à celle d’un analyste des conflits en cours, en passant par celle d’un docteur en histoire, Michel Goya a écrit un certain nombre de livres sur trois domaines : les conflits en cours actuellement, l’évolution et l’innovation des armées et le comportement au combat (Sous le feu, la mort comme hypothèse de travail, 2014). Son dernier ouvrage en date : Le Temps des Guépards - La Guerre Mondiale de la France, De 1961 à nos jours (Jan. 2022), ou le résumé complet de la manière dont la France mène ses opérations militaires depuis 60 ans. Aujourd’hui marié et père de trois enfants, il réside en région parisienne.



Entretien : panorama de l’armée française vers le soldat du futur

En décembre 2019 vous participiez à une conférence TEDxIssyLesMoulineaux intitulée « Le soldat du futur : technologie ou volonté ? ». Peut-on dire que votre réponse donne plutôt une priorité à la « technologie » ou à la « volonté » ?

Ce que j’essaie d’expliquer c’est que le soldat est un individu transformé pour aller au combat. Tout comme il y a pleins d’individus transformés dans la société, pour effectuer un travail particulier : les boulanger, les infirmières, … Cependant, la particularité du soldat, c’est que son travail se fait àl’approche de la mort et qu’on lui demande de faire des choses qui ne sont pas naturelles, comme risquer sa vie et tuer. Cela induit une transformation profonde de l’individu dans l’action.

Depuis des temps immémoriaux, la construction du soldat réside surtout dans la gestion de cette transformation psychologique et physiologique de l’individu au combat. Tout le reste n’est qu’une sorte d’agrégat autour de l’amygdale cérébrale, qui est au cœur du cerveau et dirige cette transformation positive ou négative. Ce reste, souvent l’équipement, va aider le soldat à gérer la transformation, notamment en le mettant en confiance. Mais au bout du compte, ça ne sert pas à grand-chose si l’individu, sous le feu du combat, est totalement paralysé par le phénomène. Le soldat se retrouve toujours face à des gens qui réfléchissent, des situations qui évoluent, voilà pourquoi lui-même change. Si du chevalier au soldat moderne, l’agrégat extérieur et la technologie évoluent avec le contexte, il y a une chose qui ne change pas, c’est l’intérieur du corps et de la tête du soldat.


Peut-on vraiment atteindre l’idéal d’un super soldat, d’un soldat augmenté, si on se concentre sur le technologiquement super et qu’on en vient presque à oublier le soldat humain sous l’attirail technologique ?

Ah complètement ! Vous pouvez être robocop ! Mais si vous êtes paralysé par la peur, vous serez vulnérable face à quelqu’un de motivé arrivant équipé d’une massue. Les gens que l’on affronte depuis une vingtaine d’années, en Afghanistan, au Sahel ou au Moyen-Orient, n’ont pas des équipements très évolués. Ils ont du matériel soviétique des années 1960, comme des kalachnikovs ou des AK-47. Vous savez, dans AK-47, le 47 vaut pour 1947, donc ce n’est pas de la haute technologie !

En revanche, ce sont des gens qui sont déterminés, éventuellement jusqu’au suicide. C’est bien ce qui les rend dangereux, sinon on n’aurait aucun problème militairement. L’équipement est donc utile, mais ce n’est pas l’élément fondamental. Tout en sachant que derrière tout ça, certaines des technologies qu’on imagine ne marcheront pas, seront incompatibles entre elles, demanderont trop de temps ou coûteront trop cher. En France, on a un système intégré qu’on appelle Félin et qui coûte 42 000 euros, en Afrique avec 42 000 euros, on embauche 42 000 miliciens, alors qu’est ce qui vaut le plus le coup ?


Y a-t-il des choses mises en place ou à mettre en place pour améliorer ces aspects humains et mentaux ?

Fondamentalement, tout repose sur l’entraînement, mais celui-ci peut évoluer. Il y a eu dans l’histoire plusieurs évolutions, les armées sont souvent en pointe sur tout ce qui concerne les sciences de l’éducation et de la formation. On a par exemple fait de gros progrès dans la simulation. Par exemple, dans les années 1970, les américains ont mis en place des systèmes qui permettaient de simuler beaucoup mieux les combats aériens à la Top Gun. Ça a été une révolution en la matière. Mais le problème de l’entraînement militaire c’est qu’il n’est jamais parfait, car vous ne pouvez pas simuler la mort. Or, à partir du moment où il n’y a pas de mort, il n’y a pas de peur, ou du moins elle est différente.

On va s’approcher au maximum de la réalité du combat, mais on n’y parvient jamais parfaitement. Il faut donc chercher à simuler la pression du combat, à travers des pratiques peu réalistes mais qui vont faire peur ou vous placer dans des situations de grande fatigue et stress. Mes pires souvenirs de vie

militaire, ils ne sont pas en combat mais en entraînement et ces derniers restent améliorables.

"Je n’étais plus véritablement moi-même,

j’étais toujours humain,

mais j’étais quelqu’un d’autre."

En racontant l’épisode de votre premier combat à Sarajevo il y a 26 ans, vous dites : « j’étais au milieu de mes combattants, je donnais des ordres, j’aurais dû avoir peur, en réalité j’étais bien, j’étais même très à l’aise ».

Comment en arrive-t-on là ? Est-ce qu’être un militaire face à la guerre ça demande de mettre son humanité de côté ou au contraire il faut la mettre au premier plan pour s’en sortir ?

Les deux mon général ! Tout part de cette amygdale dans le cerveau dont je vous ai parlé, qui va vous transformer en super-héros pendant quelques minutes, pour faire face au danger. Cette amygdale est liée à la mémoire, ce qui va lui permettre d’analyser rapidement une situation et reconnaître un danger. Alors, vous vous demandez si vous êtes capable de faire face à la situation et si la réponse est oui, vous serez probablement un super-héros quelques instants. Mais si la réponse est non, le processus va s’emballer, devenir contre-productif, vous allez perdre de l’habileté, ne plus savoir quoi faire et donc imiter les autres ou obéir aux ordres. Puis, si votre pulsation cardiaque continue à augmenter, vous risquez la crise cardiaque, le corps va donc tenter de bloquer l’amygdale, créant une forme de paralysie. C’est une situation extrême, qui induit des comportements extrêmes dans les deux sens, vous devenez alors acteur ou figurant.

Par exemple, lors de l’attaque du Thalys en 2015, les soldats américains ont pu réagir mieux et plus vite que les passagers grâce à leur capacité à analyser la situation et agir en conséquence. A Sarajevo, mon inconscience du danger m’a donné cette posture de super-héros, celui qui donne de bons ordres clairs et rapides. Je n’étais plus véritablement moi-même, j’étais toujours humain, mais j’étais quelqu’un d’autre.

En France, en décembre 2020, la ministre des Armées Florence Parly a énoncé sa ligne directrice pour l’armée française : “oui à l’armure d’Iron Man” et “non à la mutation génétique de Spiderman”.

Est-ce que selon vous la France se targue d’une éthique militaire et quelle est aujourd’hui sa position par rapport aux avancées technologiques militaires ?

Un soldat porte de la violence. Une sentinelle qui se balade à Paris, a sur lui de quoi tuer une centaine de personnes. Il est très important qu’il soit en contrôle malgré le stress et ait une notion d’éthique acquise lors de sa formation. La nouveauté dans le discours de la ministre, c’est qu’il y a une éthique sur le soldat lui-même. C’est-à-dire qu’on ne fait pas n’importe quoi du soldat dans sa formation. A-t-on le droit de partir à la recherche d’efficacité du soldat, au risque d’une perte d’une partie de son humanité ? Comme je l’ai dit, le soldat est transformé physiquement et mentalement par l’entraînement afin d’être préparé au combat. Puis, à nouveau transformé par le combat lui-même, certains sont tués, d’autres blessés physiquement ou mentalement. La question est jusqu’où peut-on aller dans la transformation préalable au combat. On pense aux travaux sur les drogues ou encore la manipulation du génome humain. C’est une vraie question éthique, sans réponse fondamentalement ferme.

Pour Iron Man, ça fait des années qu’on essaie mais c’est très compliqué, pour ma part je suis très sceptique. On réfléchit à tous les objets qu’on pourrait ajouter au soldat en fonction du contexte. Il y a des trucs qui sont effectivement très bien, d’autres qui ne marcheront pas du tout. Tout ça en sachant que l’individu a lui-même des limites physiques. Aujourd’hui, on est déjà à des charges de 40 kilos ce qui est beaucoup trop. Améliorer l’équipement c’est un élément premier pour qu’un soldat ait confiance en sa capacité à faire face aux évènements. Le fait de porter un gilet pare-balles, une arme qui fonctionne bien, un casque, ça donne confiance. Maintenant si c’est trop lourd, si ce n’est pas efficace, si on est face à des adversaires beaucoup plus rapides, beaucoup plus léger, ça ne donne plus confiance du tout. Il y a des armes qui ont l’air super comme ça, mais en situation de stress ça ne marche pas du tout, en réalité c’est trop dangereux. Tout est une question de combinaison et d’équilibre.


Avec le système FÉLIN (Fantassin à Equipements et Liaisons Intégrés) ou le projet « combattant 2020 », la course à la nouvelle technologie dans ce domaine est rapide et onéreuse. Est-elle déterminée par la distance énorme entre les laboratoires concevant le matériel et la situation de combat concrète et comment atténuer ça ?

En effet, c’est un élément de réponse. C’est toute la difficulté que l’on a entre une réalité très particulière qui est celle du combat, puis des gens qui ne voient pas très bien ce qui se passe. Des ingénieurs, qui vont faire des trucs super high tech et sur le terrain ça ne marche pas du tout. Par exemple à Sarajevo, on a reçu pendant la mission les premiers gilets pare-balles modernes français. Un peu plus tard, je suis

allé voir les concepteurs et leur ai demandé comment ce gilet pouvait être aussi peu ergonomique. Il protégeait tout, mais était tellement lourd et encombrant qu’il était difficile de bouger ou utiliser votre arme avec. Ils m’ont répondu : « c’est ce qu’on nous a demandé de faire, des gilets pour des sentinelles qui ne bougent pas ». Je leur ai dit « mais attendez, s’il faut monter à l’assaut ? », la réponse : « enlever le gilet pare-balles et monter à l’assaut ». Mais ils rêvaient, c’est absurde, bien sûr qu’on va garder le gilet pare-balles pour monter à l’assaut. Finalement ce gilet il rassure et sous adrénaline on va le porter plus facilement. Ça c’est un exemple du décalage qu’il peut y avoir. Donc pour atténuer ce décalage, il faut qu’il y ait plus de contact, de liens entre ceux qui conçoivent ces équipements et ceux qui les utilisent. A la limite, si ceux qui les utilisent peuvent être ceux qui les conçoivent, c’est encore mieux.


Aujourd’hui les soldats ne font pas partie du processus de création de leur propre matériel ?

Si, ils en font partie ! Vous avez par exemple dans l’armée de terre, une section technique qui expérimente un certain nombre de choses, mais ça reste parfois un peu éloigné.

Un autre exemple, en visite de l’armée israélienne, j’étais dans une société qui fabrique beaucoup de ses équipements. Tous les membres et ingénieurs en tenue civile étaient en réalité réservistes et avaient une expérience militaire. Evidement ça leur donne un avantage considérable pour concevoir du matériel militaire, car ils voient tout de suite ce qui peut être utile.

Après il y a d’autres logiques, industrielles par nature. En effet, par goût ou par intérêt, on aura tendance à privilégier la haute technologie. Puisque d’une part pour un ingénieur, il est beaucoup plus valorisant de travailler sur une voiture de haute technologie que sur une Logan et d’autre part la haute technologie rapporte beaucoup d’argent à une entreprise civile. Mais ça ne correspondra pas forcément à ce dont on a réellement besoin et ça prendra beaucoup de temps.

Par exemple, j’ai travaillé sur le programme Félin, dans les années 1997/1998, pourtant ça n’a commencé à être mis en œuvre que 13 ans plus tard. Quelques années avant (2008), dix soldats français ont été tués dans une embuscade en Afghanistan, ils étaient équipés de la même façon que ceux que je commandais à Sarajevo en 1993. Malgré les recherches, le soldat lui-même n’avait pas bougé et il aurait été bien plus efficace de regarder les technologies civiles potentiellement utiles plutôt que d’attendre de les créer nous-mêmes. Selon un adage militaire « au combat, il vaut mieux faire quelque chose d’efficace tout de suite, que quelque chose de parfait dans une demi-heure ». Aussi, avec cette focalisation sur ces grands projets industriels, comme l’avion rafale ou le porte avion, le simple soldat vient bien après dans les priorités. Alors que ce sont bien les fantassins, qui sont principalement au combat dans les opérations.

Attention pourtant, la nouveauté c’est qu’on commence aujourd’hui à s’intéresser plus au soldat, mais pas forcément de la meilleure façon puisque par le biais de la haute technologie. Ça a ses vertus mais est aussi assez réducteur et constitue beaucoup de problèmes de délai, de coût, d’incompatibilité, etc …


Pour clore le sujet des technologies, aujourd’hui en 2022 pour vous le combattant du futur c’est quoi, c’est qui ?

Quand on parle du combattant, on parle en réalité du fantassin, du soldat débarqué. Pourtant bien sûr il y a plein d’autres soldats, du pilote de chasse jusqu’au marin. Ce qu’il faut comprendre c’est que l’équipement de l’armée française actuellement c’est beaucoup de matériel des années 70. Le Véhicule de l’Avant Blindé (VAB) par exemple, encore très utilisé et qu’on voit souvent dans les vraies images d’opérations date de 1976. Ensuite on a le cœur de nos équipements, conçu dans les années 80/90. Nous sommes donc équipés de matériel destiné à affronter l’armée soviétique. Aujourd’hui, on commence à avoir des équipements post-guerre froide, mais leur âge moyen reste autour d’une quarantaine d’années.

C’est-à-dire que notre matériel est beaucoup plus vieux que ceux qui l’utilisent. On ne l’imagine pas vraiment, mais les choses évoluent très lentement. D’ailleurs, si rien d’extraordinaire n’arrive entretemps, on peut déjà dire à quoi ressemblera l’armée française en 2030 ou faire des dessins des soldats français en 2040. En réalité, c’est extrêmement lent car c’est extrêmement lourd. Donc ce n’est pas du côté des équipements que les choses évoluent le plus, au contraire il y a plutôt une forme de ralentissement de ce côté-là.


[NB : Cet entretien a eu lieu avant le début de l'invasion russe en Ukraine]


Aujourd’hui pour certains, le terrorisme représente en France voir en Europe une nouvelle forme de guerre presque mondiale. Du point de vue d’un homme qui a connu la guerre et expert de ce sujet, qu’avez-vous à leur répondre ?

On évolue par âges, qui durent aux alentours d’une vingtaine d’années selon des contextes internationaux. On fonde donc les armées sur des hypothèses d’emploi. *

Depuis 2010 environ, on se confronte à de nouveaux défis, on fait la guerre à nouveau et c’est un peu tabou. On combat d’abord en Afghanistan, puis au Sahel en Afrique, ce qui avait complètement disparu de notre paysage intellectuel. Mais cette guerre est différente, on la fait contre des organisations armées et plus précisément contre des organisations djihadistes. Même si en principe, on revoit aussi des confrontations entre états et des nouvelles formes de guerre froide comme entre la Russie et la Chine.

En réalité, la norme aujourd’hui et pour assez longtemps, c’est la guerre contre des organisations armées. Si vous allez à Paris, au parc André Citroën, vous avez un monument où vous avez les noms des 600 et quelques soldats tombés en opération depuis 1963. Aucun de ces soldats n’a été tué par une balle ou un obus d’une armée régulière d’un Etat. Quasiment tous ceux qui ont été tué au combat, l’ont été en luttant contre des organisations armées, contre des sigles, contre le Polisario, les Tigres katangais, le Hezbollah, l’AQMI, l’EGS au Sahel, la Katiba Macina, etc…

Les organisations armées sont les grandes gagnantes militaires de la mondialisation, elles profitent à fond des trafics, des flux d’armement, financiers, humains, d’idées, d’internet, des capacités de diffusion des compétences de combat. Les frères Kouachi c’était un peu la quintessence de tout ça. Je compare ça à une série de livres de science-fiction qui s’appelle Les Princes d’Ambre où les personnages sont capables de faire venir à eux n’importe quoi de l’univers. C’est un peu la même chose, on a des individus qui sont capables de faire venir à eux de l’argent et des armes facilement. Ils ont aussi des technologies civiles, un simple smartphone, c’est déjà mieux que tous les éléments de communication que j’utilisai au début de ma carrière militaire. Au bout du compte, ils ont des compétences et ont été capables de constituer un agrégat pour devenir des bons combattants. Ça revient à ce que je disais sur l’importance du simple individu qui peut provoquer une catastrophe. Deux ou trois parfaits inconnus qui font que, quelques jours plus tard, vous avez presque tous les dirigeants du monde à Paris après l’attentat contre Charlie hebdo et l’Hyper cacher.

Ces organisations armées sont donc puissantes et ont une très forte motivation ce qui les rendent difficiles à vaincre. Depuis huit ans on est engagés au Sahel contre des organisations armées représentant chacune simplement quelques centaines de combattants et pourtant on n’arrive pas à les détruire. C’est un véritable défi, mais le problème c’est que ces gens-là sont aussi capables de nous attaquer en France.** Depuis 1961 et la fin de la guerre d’Algérie, on a fait 19 guerres, mais loin de la France, avec des soldats professionnels qu’on ne voyait pas trop. Cette capacité à nous attaquer sur notre sol fait donc une grosse différence dans la perception, mais en réalité ça fait très longtemps et ça va encore durer.


Est-ce que le fait que la France soit éloignée de toute guerre concrète, du terrain, fait qu’il y a un manque de reconnaissance de la population envers les soldats ?

En réalité, il y a plusieurs phénomènes. Le premier élément c’est que pour la première fois de notre histoire et depuis 1990 on n’a plus de menace à notre frontière. Le deuxième élément qui est d’ailleurs une conséquence de cet état de fait, on a suspendu le service national, soit une forme d’implication d’une partie de la nation dans la défense. Maintenant restent seuls engagés des soldats professionnels, issus de la nation bien sûr, mais peu nombreux. Quand je suis entré dans l’armée elle pesait essentiellement 300 000 hommes et aujourd’hui il y en a à peine plus de 110 000. En fait, le soldat disparaît du paysage, il y en a moins, il est souvent au loin et à l’étranger. Alors, il est revenu un petit peu à notre vue, notamment par le biais de Vigipirate sentinelle et par la médiatisation d’un certain nombre d’opérations. Pourtant, il reste relativement peu connu, donc son image est globalement bien meilleure qu’à l’époque du service militaire et que dans les années 70-80. C’est ce dont on a besoin, notamment parce qu’on vit du volontariat. Le soldat français est un nomade volontaire, qui saute d’une opération à l’autre et bouge dans le monde entier. Volontaire à venir et volontaire à rester, 70% des soldats français sont en contrat en CDD, c’est le plus gros recruteur de France. Donc on a besoin de 20 000 jeunes qui entrent chaque année, se portent volontaires et si possible décident de rester assez longtemps.

Mais, accessoirement, l’armée est aussi le plus gros destructeur d’emploi en France parce qu’il y en a à peu près autant qui quittent l’armée à l’issue. Quant à ces 20 000 personnes, c’est peu par rapport au service national que 200 000 français faisaient. Des chiffres eux-mêmes encore bien inférieurs à ceux d’un service universel. On s’est donc réduit, on a réduit le budget, on a réduit les effectifs, on a supprimé tout un tas de casernes, on s’est un peu effacé et c’est dommage.

REFERENCES


* Au début des années 60, on refonde notre armée après la décolonisation et la fin de la guerre d’Algérie. L’hypothèse d’emploi à l’époque est la guerre nucléaire et l’affrontement avec l’Union soviétique, en bref c’est la guerre froide. On prépare donc une guerre nucléaire pour essayer de l’éviter. C’est le principe même de la dissuasion : constituer une force de frappe nucléaire en France afin de dissuader l’Union Soviétique d’attaquer. Puis, la deuxième hypothèse d’emploi, ce sont des petites interventions en Afrique, surtout là où l’on a conservé des liens, traités, accords de défense, intérêts, etc … Ces deux hypothèses sont donc la manière dont on imagine que la guerre va se faire.

En 1990 à peu près, à la fin de la guerre froide et de l’URSS, ces deux hypothèses tombent complètement à l’eau. C’est un peu la fin de l’histoire certaine de l’époque et il faut alors refonder complètement notre conception du monde. En effet, la démocratie et le libéralisme économique sont en train de l’emporter partout et on va quelque chose de relativement stable et harmonieux. C’est ce qu’on appelle le nouvel ordre mondial pour lequel l’emploi de la force armée est finalement un emploi de maintien de l’ordre. On demande donc aux forces françaises de faire de la gestion de crise, c’est la grande époque des casques bleus, comme pour ma part à Sarajevo. Alors finalement, la guerre se fera contre les Etats voyous, de la République post-serbe au colonel Kadhafi en 2011. Cette époque se finit aux alentours de 2010.


** En effet, en 1995 il y a déjà eu une première série d’attentats, puis il y en a eu d’autres à partir de 2012 et surtout de 2015.